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Les leçons des crises passées

Intervention de Christine Lagarde, Présidente de la BCE, à l'occasion de la remise du Prix Turgot 2021, Paris

Paris, 2 June 2021

Je suis très heureuse d’être aujourd’hui à Bercy, un lieu qui évoque tant de souvenirs pour moi. Je remercie Jean-Claude Trichet et le Cercle Turgot de me décerner ce prix. C’est un honneur de rejoindre un groupe de lauréats aussi illustres.

Selon Anne-Robert, Jacques Turgot lui-même « la masse du genre humain [ ] marche toujours, quoique à pas lents, vers une perfection plus grande ». Lorsque je repense à mes différentes fonctions à Paris, Washington et Francfort, cette phrase résonne d’un écho particulier.

Le cours de l’Histoire ne suit pas une ligne droite. Il peut même être difficile, à court terme, d’en déceler le sens. Mais je suis persuadée qu’avec du recul, le progrès apparaît clairement sur la ligne d’horizon.

Après deux décennies dans le secteur privé, j’ai exercé mes fonctions dans le secteur public pendant deux décennies marquées par des crises qui ont mis l’Europe à rude épreuve. Toutefois, chaque crise nous a apporté un enseignement précieux. Et nous avons eu l’humilité de retenir ces leçons.

Grâce aux enseignements du passé, nous avons su faire face à la pandémie de manière efficace. La somme des expériences acquises au fil des crises nous a aidés à éviter, peut-être, la plus grave de toutes les crises.

Je voudrais aujourd’hui évoquer trois leçons du passé. Tout d’abord, l’importance d’une réglementation financière efficace pour une croissance durable. Ensuite, le rôle-clé d’un engagement crédible en période de grande incertitude. Et, enfin, la nécessité d’un alignement adéquat des politiques publiques.

Importance de la réglementation financière

La première leçon provient de la Grande crise financière, qui ayant couvé en 2007, quelques mois après mon arrivée à Bercy, a éclaté en 2008. La crise a mis à jour un certain nombre de déficiences, et nous a surtout montré pourquoi il était nécessaire de disposer d’une réglementation financière plus solide.

Avant cette crise, certains pensaient qu’une réglementation financière plus stricte constituerait un obstacle à un secteur financier innovant favorisant la croissance. Ils pensaient qu’un contrôle resserré du secteur financier se ferait au détriment de l’innovation et de la croissance du crédit à l’économie.

Cette conception a très rapidement volé en éclats, lorsque la crise financière a provoqué une profonde récession. Il est apparu évident qu’une réglementation trop souple n’aidait pas vraiment le crédit sur le long terme. De fait, les banques ont été contraintes de reconstituer leurs fonds propres en pleine récession, ce qui a pénalisé l’octroi de prêts à l’économie et retardé la reprise.

L’Europe en a tiré la leçon et lancé une vague de réformes réglementaires ciblant aussi bien les banques que les institutions non bancaires. Depuis 2011, les banques européennes ont presque doublé leurs ratios de fonds propres, qui sont aujourd’hui supérieurs à 14 %[1]. La création de la supervision bancaire européenne a par ailleurs permis d’avoir une vision d’ensemble des risques pesant sur la stabilité financière en Europe.

Ainsi, le secteur financier a pu jouer un rôle très différent pendant la pandémie de coronavirus. Au lieu d’être une source d’instabilité, les banques ont pu être mobilisées pour accentuer notre réaction, en facilitant les injections rapides de liquidité dans l’économie. Entre mars et mai 2020, le volume des prêts bancaires aux entreprises de la zone euro a augmenté de près de 250 milliards d’euros, la plus forte hausse jamais enregistrée sur trois mois. 

Grâce à l’accroissement des fonds propres des banques avant la crise, les autorités de surveillance ont pu libérer un montant de 120 milliards de capitaux supplémentaires pour l’octroi de nouveaux prêts. Et, grâce à la supervision bancaire européenne, cette décision a été prise collectivement et rapidement, sans longues négociations entre de nombreuses autorités nationales. Cette action commune européenne a également permis d’éviter les risques de stigmatisation que nous avions redoutés précédemment

Ce que la crise financière nous a enseigné, c’est qu’une réglementation efficace n’empêche pas le soutien à la croissance. Au contraire. Un secteur financier robuste est un atout en temps de crise, et notre expérience pendant la pandémie a prouvé la pertinence indiscutable de cet enseignement.

Rôle-clé d’un engagement crédible

La crise financière a également eu des répercussions plus profondes en Europe, où elle s’est muée en une crise des dettes souveraines de la zone euro. J’ai vu naître cette crise en tant que ministre de l’Économie et des finances, puis suivi son évolution en tant que Directrice générale du FMI, ce qui m’a donné une perspective unique. La crise des dettes souveraines est à l’origine de la deuxième leçon sur laquelle je voudrais aussi mettre l’accent. Et c’est un enseignement sans doute plus facile à tirer pour un observateur extérieur.

Il est apparu très tôt que notre union monétaire ne disposait pas d’un ensemble complet d’institutions et qu’elle devait être renforcée. Nous avons dans la douleur pris conscience de ce que la zone euro était particulièrement vulnérable à des mouvements de panique auto-entretenue. Il est devenu manifeste que l’engagement des responsables politiques, tel qu’il était perçu par les acteurs de marché, était un facteur crucial de l’élaboration de politiques efficaces.

Nous avions peut-être sous-estimé l’importance de ces perceptions. Il nous a fallu du temps pour comprendre que, en période de forte incertitude, l’appréciation de notre engagement pouvait faire basculer les marchés financiers du tout au tout : au lieu d’agir contre nous, ils pouvaient agir en notre faveur.

C’est ainsi que la crise s’est apaisée en 2012 lorsque, en l’espace de quelques mois, les chefs d’État ou de gouvernement ont décidé de lancer le projet d’union bancaire et que la BCE a pris des mesures pour apaiser les craintes infondées des marchés financiers. Il devenait clair que plus aucun doute ne pesait sur notre engagement en faveur de l’euro. C’est la fameuse irrévocabilité de l’euro.

Cela nous a aussi appris qu’en temps de crise, le signal le plus important que peuvent donner les responsables politiques est leur détermination à agir. Et cet enseignement s’est révélé des plus précieux lors de l’apparition de la pandémie de coronavirus, l’an dernier.

Consciente du risque des prophéties auto-réalisatrices, la BCE a réagi rapidement et énergiquement en introduisant le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (Pandemic Emergency Purchase Programme, le PEPP). Le message que nous avons transmis était clair : notre engagement en faveur de l’euro était sans limites. Il le demeure aujourd’hui.

La réponse des différents gouvernements européens a été tout aussi déterminante. La décision d’adopter le plan « Next Generation EU » (NGEU) a constitué une preuve manifeste de l’unité européenne. Ce geste, à de nombreux égards, rompait avec le passé. Le plan NGEU représente un tournant par sa taille (750 milliards d’euros), sa structure (qui permet d’aider le plus ceux qui ont été le plus touché par la pandémie) et son financement (par un emprunt commun européen).

Selon moi, la fragilité intrinsèque de la zone euro est désormais atténuée. L’Europe a prouvé, que, en cas de nécessité, elle était capable d’une unité et d’une détermination sans failles. C’est ce que la crise de la zone euro nous a enseigné : la gestion des crises exige l’engagement de tous les responsables politiques dans l’intérêt de tous les Européens.

Nécessité de l’alignement des politiques

La crise de la zone euro s’est, à son tour, muée en une troisième crise, à évolution plus lente. L’Europe s’est engagée dans une période de ce que j’ai appelé à l’époque « lowflation », c’est-à-dire un environnement de faible croissance et d’inflation basse. Cet épisode a livré la troisième leçon que je voudrais évoquer ici : l’importance d’un dosage équilibré entre politique monétaire et politique budgétaire.

En période de faible inflation et de taux d’intérêt proches de zéro, le dosage optimal entre ces deux politiques n’est plus le même. La politique monétaire est plus efficace pour relancer la demande lorsqu’elle est soutenue par la politique budgétaire.

Or, au milieu des années 2010, c’est le contraire qui s’est produit dans la zone euro. L’assouplissement monétaire s’est accompagné d’un durcissement budgétaire prématuré et non coordonné. Entre 2013 et 2018, la politique budgétaire a été resserrée d’environ 2,5 pour cent du PIB, tandis qu’elle était assouplie de quelque 0,8 pour cent aux États-Unis. Cela a contribué à une reprise plus lente et à une inflation plus faible

De nombreux observateurs, dont je faisais partie, soulignaient déjà cette incohérence avant la pandémie[2]. Or, la crise de la COVID-19, par sa nature même, nous a contraints à un changement de cap indispensable.

Pour compenser la perte de revenu du secteur privé, les politiques budgétaires ont dû être mises à contribution, car la politique monétaire ne pouvait pas cibler les secteurs qui avaient le plus besoin d’aide. Nous en avons vu les résultats décisifs : au quatrième trimestre de l’année dernière, par exemple, la rémunération des salariés en zone euro a baissé de plus de 2 %, alors que le revenu réel des ménages a augmenté de 0,6 %, grâce aux transferts massifs des administrations publiques.

Parallèlement, la politique monétaire a continué d’assurer les conditions de financement nécessaires pour que tous les secteurs de l’économie puissent résister à la crise, ce qui a permis un meilleur dosage entre les politiques monétaire et budgétaires.

Le fort soutien apporté par les politiques publiques se poursuivra au-delà de la pandémie et jusqu’à ce que la reprise soit bien ancrée dans notre paysage économique. La BCE s’est engagée à préserver des conditions de financement favorables pendant toute cette période. La Commission européenne, quant à elle, s’attend cette année à un relâchement de 2,5 points de pourcentage du PIB de l’orientation budgétaire au sein de la zone euro.[3]

L’alignement plus étroit entre les politiques monétaire et budgétaires a également accompagné les politiques d’offre. Rétrospectivement, l’un des enseignements tirés des dix dernières années est que les réformes structurelles ne doivent pas viser exclusivement à accroître la « compétitivité » - définie comme une baisse des coûts accompagnée d’une augmentation des exportations – mais aussi à renforcer la productivité et à moderniser nos économies.

Le plan NGEU, en revanche, a ceci d’unique qu’il combine financement de l’investissement et réformes structurelles d’avenir visant au « verdissement » et à la numérisation de nos économies. Cette combinaison est essentielle pour assurer que la crise ne laisse pas de séquelles à long terme. Le nombre de personnes qui devront trouver un nouvel emploi d’ici 2030 a augmenté de 25 % dans les économies avancées en raison de la pandémie[4].

Nous savons qu’une reprise forte est une condition-clé pour que les Européens puissent trouver rapidement un nouvel emploi[5]. Or, centrer le plan NGEU sur l’investissement productif devrait fournir un stimulant durable à la croissance. Le multiplicateur des dépenses dites « vertes » serait 2 à 7 fois plus élevé que celui des autres projets[6].

Simultanément, des réformes structurelles ciblées devraient contribuer à garantir que les ressources libérées soient allouées à des activités vertes et numériques et que la demande se dirige vers les emplois et les secteurs d’avenir.

Les vingt-deux plans de relance et de résilience présentés jusqu’à présent à l’examen de la Commission semblent encourageants. L’ensemble des grandes économies prévoient de consacrer au moins 20 % des dépenses à la numérisation et près de 40 % à la transition énergétique et aux infrastructures vertes[7].

Conclusion

Nous connaissons tous les mots désormais célèbres de Martin Luther King Jr. : « L’arc de l’univers moral est long mais il tend vers la justice ». Je pense que nous pouvons en dire à peu près autant de l’arc du progrès. Il tend vers l’horizon d’une Europe plus forte et plus unie.

L’Europe avance par à-coups. Son chemin est souvent semé d’embûches mais elle progresse inexorablement, dans l’intérêt de tous les Européens. L’euro illustre bien cette progression, puisque le soutien dont il bénéficie est passé de 66 % il y a dix ans à 80 % aujourd’hui, un record[8].

Cela doit nous donner des raisons d’espérer, et nous convaincre que, même si l’Europe peut sembler divisée ou hésitante, elle continue d’aller de l’avant.

Au cours de ma carrière, j’ai eu le privilège de suivre de près ce processus, avec ses hauts et ses bas. J’ai eu la chance de l’observer de trois points de vue différents : national, européen et mondial. Et c’est un honneur pour moi de continuer à porter plus loin le projet européen.

Je suis très heureuse qu’à travers moi, la contribution de la banque centrale européenne soit reconnue par le prix Turgot.

Je vous remercie.

  1. Fonds propres de base de catégorie 1 (common equity Tier 1, CET1). Cf. Autorité bancaire européenne (ABE), Basel III monitoring exercise – results based on data as of 31 December 2019 (exercice de surveillance Bâle III – résultats reposant sur les données au 31 décembre 2019, disponible en anglais uniquement), décembre 2020
  2. Lagarde, C., « The future of the euro area economy » (l’avenir de l’économie de la zone euro, disponible en anglais uniquement), discours prononcé lors du Congrès bancaire européen de Francfort, le 22 novembre 2019.
  3. Mesurée par le variation du solde primaire corrigé du cycle, Commission européenne (2021), “European Economic Forecast” – Spring 2021
  4. McKinsey (2021), « The future of work after COVID-19 » (l’avenir du travail après la COVID-19, disponible en anglais uniquement).
  5. Bloom, N. et al. (2012), « Really Uncertain Business Cycles » (des cycles conjoncturels véritablement incertains, disponible en anglais uniquement), document de travail du National Bureau of Economic Research (NBER), n 18245, juillet 2012
  6. Batini, N., di Serio, M., Fragetta, M., Melina, G. et Waldron, A., « Building Back Better: How Big Are Green Spending Multipliers? » (mieux reconstruire : à quel niveau se situent les multiplicateurs des dépenses vertes?, disponible en anglais uniquement), document de travail du FMI, n 87, Fonds monétaire international, mars 2021.
  7. Darvas, Z. et Tagliapietra, S., « Setting Europe’s economic recovery in motion: a first look at national plans » (amorcer la reprise économique européenne : un premier regard sur les plans nationaux, disponible en anglais uniquement), Bruegel, 29 avril 2021
  8. Commission européenne, « The euro area », Flash Eurobarometer 488, mai 2021. 80 % des personnes interrogées pensent que l'euro est une bonne chose pour l'UE et 70 % considèrent que l'euro est une bonne chose pour leur propre pays.
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